Introduction
Comme l’étude des autres versants du phénomène prostitutionnel, les concepts développés autour du stigmate de putain se sont essentiellement adossés à la prostitution féminine. Du fait de l’insulte que renferme le stigmate, que le jugement qu’il impose et les représentations qu’il convoque soient pensés comme ontologiquement liés aux femmes, les théories développées sur ce stigmate reposent bien souvent sur l’analyse d’un monde régi par les rapports sociaux de sexe (Tabet 2004, Dorlin 2003, Pheterson 2001). Si le stigmate est le fruit d’une élaboration historique faisant intervenir la religion, la médecine légale et psychiatrique et le politique, cette histoire diffère entre hommes et femmes. En France, durant la seconde moitié du XIXème et la première du XXème siècle, la prostituée est considérée comme une femme vénale, immorale et déchue. Après la seconde guerre mondiale, la prostituée devient progressivement la victime d’un système économique et patriarcal dont nulle ne saurait consentir de son plein gré. Les objectifs que se donnait l’État dans la réglementation d’un ”mal nécessaire” se transforment en volonté de voir disparaître un système violent et pernicieux, soutenue par une conception de la prostitution comme violence paroxystique inhérente à l’inégalité entre les sexes, allant jusqu’à rendre délictuel l’achat de services sexuels. Ainsi, le contenu même du stigmate associé à la pratique d’une sexualité marchande se métamorphose, passant de l’immoralité à la victimisation due à une position dominée des femmes dans un système hétéronormé et patriarcal, bien que les deux visions continuent de cohabiter.
Parallèlement, l’appréhension de la prostitution masculine se cristallise autour de la construction catégorielle et de la spécification de l’homosexualité au XIXème siècle, établissant une consubstantialité entre pédérastie et prostitution, la sexualité entre hommes étant présentée comme un rapport entre un pervers et un perverti (Revenin 2005 et 2007). Durant la seconde moitié du XXème siècle, les hommes prostitués vus comme dégénérés, parangons de l’homosexuel, motivés par de l’argent facile, liés aux crimes, vols, chantage et vagabondage, disparaissent des regards scrutateurs des observateurs sociaux en même temps que progressent les luttes d’émancipation et droits des personnes LGBT+. Longtemps ignorés, les hommes prostitués sont peu à peu pris dans les logiques abolitionnistes. Tout le déploiement discursif qui sous-tend les nouvelles législations se prévalant de la protection des victimes, c’est à ce titre que les hommes prostitués finissent par être incorporés dans les politiques abolitionnistes du fait de leur orientation érotique (1) (l’homme hétérosexuel vendant une prestation sexuelle à des femmes reste toujours un impensé). Cette nouvelle imposition d’un statut de victime présentant en premier lieu les femmes comme aliénées, sans maitrise de leurs actions, victimes de violences sexistes, peut ainsi représenter un nouveau stigmate pour les personnes s’engageant dans le travail du sexe.
Il est alors courant, dans la littérature scientifique évoquant la prostitution masculine, de noter que le stigmate le plus lourd à porter, supplantant celui de putain, est celui de pédé (Liguori et Aggleton 1999, Schifter 1998 et Comte 2010), postulat présupposant des individus aux prises avec la “fabrique de leur identité sexuelle” (Broqua et Eboko 2009). Todd Morrison et Bruce Whitehead (2007) soupçonnent quant à eux les chercheurs s’étant intéressés à la prostitution masculine de présumer plus que de prouver l’internalisation d’un stigmate :
” La prise de conscience, mais non l’intériorisation, de la stigmatisation semble particulièrement probable chez les travailleurs du sexe s’identifiant gays, étant donné qu’ils appartiennent à une sous-culture qui a une relation problématique avec la masculinité hégémonique et, par conséquent, est elle-même soumise à l’opprobre social ” (Morrison et Whitehead 2007 : 204, ma traduction).
Il serait en effet tentant d’imaginer que les hommes peuvent plus aisément échapper aux deux facettes du stigmate mises en évidence, du putain ou de la victime. Premièrement, il existe un moindre stigmate de putain du fait des prérogatives genrées à l’encontre des comportements sexuels, la sexualité étant ce qui déshonore les unes mais fait l’honneur des autres (2). Clyde Plumauzille affirme d’ailleurs la spécificité féminine du stigmate :
” Propre à l’énonciation de la prostitution, ce ‘stigmate de putain’ est spécifiquement féminin, agissant ‘comme un fouet’ pour rappeler à l’ordre les femmes prises en flagrant délit d’indépendance [Pheterson, 2001]. Le fait que la prostitution masculine – statistiquement marginale, et encore peu étudiée [Revenin, 2005] – soit nettement moins stigmatisée indique combien la prostitution est révélatrice d’un système de domination de genre et des mécanismes de sa reproduction ” (Plumauzille 2016 : 500).
Deuxièmement (et corrélativement), il parait plus difficilement concevable de penser le “sexe fort” comme victime dans le champ des sexualités (3). En effet, la sexualité masculine est constituée dans les représentations sociales comme par nature plus impérieuse et mêlant dans une moindre part l’intimité, l’intériorité, l’affect ou l’honneur du sujet. C’est d’ailleurs la difficulté de penser les hommes comme potentiellement victimes dans un rapport sexuel qui permet d’éclairer leur tardive apparition dans un régime de victimisation. L’analyse de la prostitution sous l’angle de la domination masculine peine également à penser la diversité des formes prostitutionnelles et des personnes qui s’y livrent, notamment les hommes (Pryen 1999), et offre une grille de lecture en termes de rapports de domination dans les prestations sexuelles ou dans l’organisation du travail à l’encontre des femmes perçues comme victimes. Ainsi, le rapport à la clientèle dans la prostitution masculine n’est pas automatiquement calqué sur un schéma d’objectification du corps du travailleur du sexe dans une dynamique asymétrique (économique et physique) face à un client prédateur. À partir de ces conceptions, certains auteurs questionnent le rapport de pouvoir dans les relations prostitutionnelles entre hommes, et concluent que dans cette configuration, la réelle victime pourrait être le client, “son statut étant abaissé par le fait qu’il ‘doit payer pour cela’” (Kaye 2003 : 50).
Troisièmement, la différence de “nature” entre prostitution masculine et féminine a pu être argumentée par le sens donné à la sexualité en fonction des identités érotiques. Ainsi, Julian Marlowe établit une distinction entre hommes et femmes du fait que “nombre d’hommes homosexuels ont appris non seulement à accepter la déviance sexuelle mais aussi à en être fiers” (Marlow 1997 : 141) et considère que “les garçons qui ont des rapports sexuels désinvoltes sont considérés comme ayant un appétit sexuel normal et sain” (Marlow 1997 : 142). L’absence de souillure relative à la sexualité, d’immoralité liée aux relations sexuelles rapides, pluri-partenariales, intergénérationnelles et potentiellement commerciales dans le milieu gay, permettrait aux hommes prostitués d’échapper au stigmate de putain comme de victime.
L’ensemble de ces éléments ont sans doute participé à l’idée que le stigmate de putain serait absent dans les relations prostitutionnelles entre hommes. Dans cet article, plutôt que de chercher une différence de nature entre les relations prostitutionnelles impliquant respectivement des femmes et des hommes et établissant une absence de stigmate pour les seconds, nous proposons d’explorer la manière dont les discours sur la prostitution fondés sur les rapports sociaux de sexe sont mobilisés par les escorts-boys en France afin d’atténuer ou de mettre à distance le discrédit attaché à leur activité. Nous interrogerons la manière dont les catégories de sexe et de sexualité sont mobilisées pour participer à la formation de frontières symboliques mais aussi la façon dont le stigmate, davantage pensé comme inhérent au sexe féminin, continue malgré tout d’être opérant et de se révéler dans les carrières prostitutionnelles masculines. Pour ce faire, nous nous appuierons sur le recueil du discours par entretiens semi-directifs de quarante escorts (4) conduits entre 2017 et 2020 lors d’une recherche doctorale portant sur la prostitution entre hommes en France dont la rencontre intervient sur internet.
Dans une première partie, nous analyserons la manière dont les escorts s’emploient en tout premier lieu à échapper à l’image de victime supputée par leur activité prostitutionnelle en mobilisant les différences sexuées et leurs implications, renvoyant le stigmate aux femmes prostituées. Dans une seconde partie, nous verrons comment l’orientation érotique des intéressés est perçue comme une dimension protectrice du fait des ressources communautaires face au potentiel stigmatique qui plane sur les échanges économico-sexuels. Pour autant, malgré l’aisance à employer des marqueurs de distinction mobilisant le sexe et la sexualité et contrecarrant l’idée d’une absence de stigmate au vu des éléments discutés, une dernière partie permettra de mettre à jour sa teneur et ses spécificités dans le vécu des escorts rencontrés.
1. Se détacher de l’image de victime : mobilisation des rapports sociaux de sexe
Derrière l’image de la femme prostituée comme victime par essence, se déploie un ensemble de rapports dans lesquels la domination s’exercerait, conduisant à cette représentation. Rapport dans l’échange sexuel marchand, dans l’organisation de l’activité (avec l’idée d’un souteneur exerçant une contrainte sur la travailleuse), mais aussi dans la sphère économique et professionnelle (la travailleuse du sexe “tomberait” dans la prostitution faute de mieux, face à la précarité économique et dans l’impossibilité d’avoir recours à un emploi conventionnel, ne lui laissant que son corps). Dans le discours des personnes interviewées, se placer comme victime dans un rapport inégalitaire, ou être susceptible de subir les affres de violences sexuelles dans le cadre de l’exercice prostitutionnel n’est que très peu mis en évidence. Au contraire, il est notoire que la quasi-totalité des hommes rencontrés insistent sur le caractère volontaire et stratégique de leur démarche malgré les potentielles difficultés qu’ils rencontrent, affirment leur autonomie dans l’organisation et la gestion de la clientèle et, pour nombre d’entre eux, minimisent la dépendance financière à l’activité tout en insistant sur son caractère transitoire. S’opère alors une distinction entre prostitution féminine imaginée comme violente par nature et prostitution masculine. Présenter aujourd’hui la prostitution comme un rapport entre un bourreau et une victime (avec des termes tels que “prostituteur” ou “viol tarifé”) amène les personnes rencontrées à relativiser leur position face à cette image monolithique, très différente de la réalité qu’elles vivent. Ainsi, c’est à partir d’un même socle de préconceptions autour de la femme prostituée que les hommes rencontrés vont s’extraire d’une position de victime qui pourrait leur être accolée. Ce faisant, ils tracent des frontières symboliques, c’est-à-dire des “distinctions conceptuelles” (Lamont 1995 : 32) renvoyant à “des étiquetages, des descriptions, des évaluations, des jugements et des catégorisations” (Lechaux 2019 : 130) servant alors à se distinguer et à produire une hiérarchisation au sein d’un même espace professionnel afin d’échapper au stigmate. Nous analyserons dans cette première partie la manière dont les acteurs mobilisent les rapports sociaux de sexe à cette fin.
1.1. Rapport de domination avec la clientèle et dans l’organisation du travail
Leur positionnement de libre choix ajoute à la mise à distance d’une possible victimisation, par opposition à la prostitution féminine, une défense de l’homme client. Ce dernier n’est pas un bourreau mais un homme en souffrance qu’il s’agit d’aider, permettant à la fois la revalorisation symbolique des tâches de travail et la perspective d’un rapport de domination inversé par rapport aux conceptions entourant la prostitution féminine décriée. Le rapport de genre inégalitaire dans un rapport prostitutionnel hétérosexuel amène à penser la position des femmes comme plus sujette aux violences, aux rapports non consentis. A l’inverse, les hommes prostitués restent dans un rapport inégalitaire en leur faveur. De plus, le client d’hommes prostitués ne se positionnerait pas dans la même démarche que celui achetant les services d’une femme. Plus respectueux, moins dominant, il n’est pas le client/prostituteur décrié dans la sphère politico-médiatique. Aussi, Zacharie imagine les clients homosexuels comme différents des clients hétérosexuels :
” Ça dépend, dans la catégorie escort homo et meuf hétéro, on travaille tous avec des hommes. Du coup on a cette ressemblance-là. Après on fait pas forcément le même sexe parce qu’on a pas forcément les mêmes organes génitaux. On pourrait dire que c’est la même chose, mais pas du tout, parce que la construction sociale autour des clients elle va pas du tout être la même. Entre un hétéro et un mec pédé, un mec gay, la personne est pas… Le travail est le même, mais c’est différent… Je sais pas tu vois, les mecs cis hétéros de nos jours, machisme, viriliste, ils sont vachement plus trash ” (Zacharie, 19 ans, escort depuis 4 ans).
Derrière le différentiel hommes/femmes, hétéro/homo, c’est ainsi le rapport de pouvoir dans la rencontre qui est questionné. Dans la même veine, Corentin imagine une différence dans les attentes masculinistes des clients hétérosexuels et des violences physiques auxquelles il échappe dans sa pratique du fait de caractéristiques individuelles, le mettant dans un rapport de force en sa faveur. Les coercitions et les violences physiques subies dans une activité stigmatisée et loin des regards, se faisant dans le privé, renvoient à une difficulté en fonction du capital corporel des personnes en activité, mais aussi du fait de la manière de se positionner dans le rapport prostitutionnel en fonction du rôle occupé dans l’échange sexuel et du personnage interprété :
” Je trouve, après je sais pas, c’est peut-être pas parce que je suis un homme mais c’est à cause du profil que j’ai, le profil actif dominateur. Je pense que moi dans la tête du mec qui vient me voir il vient pas baiser une pute tu vois. Alors qu’un mec qui va voir une meuf il va se vider les couilles, allez je vais voir une pute. Après je pense que les femmes jouent avec d’autres obligations que moi j’ai pas. Par exemple l’été, je vais voir les clients en claquettes et en marcel, alors qu’une meuf elle peut pas se pointer en claquettes, pas coiffée enfin… Moi je prends une douche je mets un débardeur et j’y vais. J’ai pas besoin de beaucoup de fioritures, de maquillage, de talons pas besoin de… juste arriver comme ça, ma bite et mon couteau comme on dit ” (Corentin, 26 ans, escort depuis 4 ans).
C’est également sous l’angle des actes sexuels que s’opère une distinction, dans la lignée de cette différence dans le rapport de force et dans les exigences corporelles divergentes entre hommes et femmes. L’idée d’une soumission et d’une possible humiliation face à la pénétration, d’une intimité dévoyée et d’un honneur bafoué, n’a pas de corolaire pour l’homme, d’autant plus s’il est pénétrant, renvoyant à la construction des scénarios culturels de la sexualité (Gagnon et Simon 1986) dont les acteurs sont imprégnés.
Au-delà du seul rapport inégalitaire avec la clientèle, c’est également l’organisation du travail qui est mise en opposition avec leur vécu. Ce sont alors les conditions d’exercice, du fait des réseaux de traite et de la présence d’un souteneur comme conditionnement de la pratique prostitutionnelle féminine, qui induisent nos interlocuteurs à percevoir la prostitution masculine comme moins “sordide”. Alcide se présente alors comme “travailleur social free-lance” à l’inverse des femmes “esclaves” :
” Enfin franchement, je vois ça a l’air trash. C’est… Là c’est violent. Je sais pas, ben c’est surtout le fait… c’est surtout que j’ai l’impression que elles, elles sont un peu embrigadées plus ou moins contre leur volonté dans des… voilà quoi. C’est ça, c’est des esclaves. Moi je suis une sorte de travailleur social free lance, c’est pas pareil. Enfin pour riches hein ” (Alcide, 31 ans, escort depuis 1 an).
Gaspard affirme sa position abolitionniste et emploi le discours du gouvernement actuel via l’expression “système prostituteur”, auquel en tant qu’homme il échapperait (les victimes étant principalement les femmes et les enfants), renvoyant aux considérations sur la nature genrée du statut de victime en matière sexuelle :
” Oui dans la mesure où c’est d’abord les femmes qui en sont victimes. Dans le sens victime voilà. Après y’a des femmes qui le choisissent, mais c’est d’abord une violence faite aux femmes. En nombre en fait. De ce point de vue là je fais vraiment la différence. Après sur les conséquences il y a aussi des hommes qui sont victimes du système prostituteur mais vachement moins, enfin il y a des enfants. Voilà je fais la différence là ” (Gaspard, 30 ans, escort depuis 5 mois).
L’imaginaire différenciant hommes et femmes laisse apercevoir l’emprise d’un discours monolithique sur la prostitution féminine. Aussi, la plupart des enquêtés renvoient la prostitution féminine à des formes précaires du travail de rue, et ne mettent pas en comparaison leurs vécus avec celui des escort-girls officiant comme eux sur Internet. En somme, nous pouvons noter la reprise d’un discours gommant les différences au sein même des pratiques prostitutionnelles féminines pour ne garder que celles véhiculant la représentation de sens commun la plus répandue du commerce du sexe. Nous pouvons ainsi émettre l’hypothèse que la victimisation des femmes exerçant la prostitution facilite la perception des relations prostitutionnelles entre hommes comme non problématiques, se dissociant d’un discours centré sur l’appropriation et l’objectification du corps et de la sexualité du professionnel. Ceci peut certainement être retrouvé chez les clients de la prostitution faisant appel aux services d’escort-boys. Ne rentrant pas dans un schéma fustigeant le client comme coupable d’un système pernicieux de violence sexiste, cette configuration sexuée simplifie les systèmes de justification mis en place par la clientèle face à une activité considérée comme immorale, de la manière mise en évidence par Sébastien Roux. Travaillant sur la prostitution en Thaïlande, l’auteur note que le discours centré sur les violences du tourisme sexuel, notamment en direction des mineurs, facilite paradoxalement la prostitution, les clients ayant l’impression de réaliser des pratiques jugées “moins graves” :
” Les clients ne sont donc pas inconscients, malades, irresponsables ou amoraux. Ils n’ignorent pas la morale ; au contraire, elle traverse l’ensemble de leurs jugements, de leurs justifications ou de leurs actions. Or, non seulement elle n’empêche pas les relations, mais elle tend paradoxalement à les faciliter en restreignant l’intolérable aux formes les plus spécifiques et les plus spectaculaires de violence, rappelant ainsi que, si la compassion traverse l’économie morale contemporaine, les politiques qu’elle suscite n’apaisent pas nécessairement les souffrances d’autrui ” (Roux 2012 : 129).
Les relations prostitutionnelles homosexuelles tendraient ainsi à diminuer les rapports de domination entre client et professionnel, voire inverseraient le rapport de pouvoir vu comme inhérent à la prostitution féminine du fait de la hiérarchisation qu’opère le système de genre dans les rapports sociaux entre hommes et femmes (5). Nous ne voulons pas créer une différenciation qui elle-même est prise dans des processus discursifs et des schèmes mentaux construits par des rapports de genre. Le but n’est pas de valider ou d’invalider les différentiels évoqués en fonction du sexe des prostitué·e·s, mais de montrer que, par cette différenciation discursive, le placement subjectif et individuel dans l’activité vient minimiser ou effacer les possibles difficultés par une mise en opposition des pratiques féminines, pôle repoussoir d’une prostitution violente, miséreuse et réprimée. En somme, il convient pour les hommes rencontrés de se détacher du stigmate de victime dans le rapport à la clientèle en traçant des frontières symboliques avec “les autres”. Ceci explique également la manière dont les escorts peuvent insister sur un véritable choix dans l’élection des clients, comme révélé par Vincent Rubio (2013), lorsqu’ils s’adressent au chercheur. N’acceptant pas n’importe qui prêt à payer, ils réaffirment leur agentivité dans les rencontres monnayées et insistent sur la mise à distance d’une possible “souillure” qu’engendrerait un rapport sexuel avec une personne trop éloignée de leur propre désir (6).
1.2. Rapport inégalitaire dans la sphère économique
Dans leur article fondateurs “Techniques of Neutralization”, Gresham Sykes et David Matza élaborent cinq types de techniques de neutralisation des normes conventionnelles par les individus s’engageant dans des activités déviantes : la décharge de la responsabilité, le déni de la victime ou du préjudice, l’appel à des loyautés supérieur ou la condamnation de ceux qui condamnent (Sky et Matza 1957 : 666-668). Si le recours à l’exercice de la prostitution peut être justifié par une décharge de responsabilité, la présentant comme seule solution face à des besoins économiques, cette posture parait complexe à revendiquer, tout du moins sur le long terme, du fait de l’image misérabiliste qu’elle convoque. Aussi, ceux qui présentent leur activité sous l’angle de la contrainte économique tentent tout de même de mettre à distance l’image de victime qu’ils pourraient endosser. Nous avons ainsi vu que Gaspard, se présentant comme abolitionniste, opère une distinction entre la prostitution des femmes, prises dans un “système prostituteur”, de la prostitution masculine. S’il remet en cause la notion de consentement pour les femmes aux prises avec un rapport économique inégalitaire, pour lui, la nécessité financière l’ayant amené à l’escorting traduit tout de même un choix stratégique, réaffirmant qu’il aurait pu faire autrement :
” Je m’en serais passé honnêtement. Disons que je m’en serais passé. Alors je ne nie pas que… bon y avait l’urgence machin. J’aurais pu trouver d’autres solutions. Y’a une part de moi qui faut que je l’avoue, il y a une forme d’excitation, aussi. Mais avant. Mais sur le moment et l’après, bon…. C’était moins ça quoi. Après sur le consentement ben… oui oui j’ai pas été forcé, à part par la nécessité. Et encore on peut m’opposer que j’aurais pu faire autrement. Moi d’une certaine manière, mais on peut y venir après, moi je le vis comme une contradiction vraiment pragmatique en fait. Dans la mesure où j’ai un point de vue politique sur la prostitution et que je suis abolitionniste. J’étais militant dans un parti politique abolitionniste, le PRG ” (Gaspard, 30 ans, escort depuis 5 mois).
Aussi, même pour ceux d’entre eux vivant difficilement l’activité sous l’angle d’une nécessité contrainte, il parait primordial de réaffirmer le caractère stratégique et transitoire au vu d’un contexte particulier. En ce sens, l’exercice n’apparait plus comme une forme d’imposition extérieure mais comme un choix, certes difficile, mais stratégique et associé à des valeurs morales plus hautes telles que réussir par soi-même, le plus souvent déniées aux femmes contraintes de “tomber dans la prostitution”. Ils mettent alors en évidence les avantages liés à l’activité : indépendance, choix des horaires, revenu élevé. C’est le cas d’Amaury qui, bien que présentant le recours à la prostitution comme contraint financièrement, refuse de se positionner comme victime d’une situation économique, et affirme le choix stratégique afin de permettre le maintien de ses études. Il réaffirme également les alternatives qui s’offrent à lui pour subvenir autrement à ses besoins :
[Thomas Lavergne :] ” Pour toi ça reste une activité difficile ? “
[Amaury :] ” Oui oui, ben clairement oui. Non c’est pas un truc que je revendique et qui me fait rêver quoi. Mais bon. Je pense que y a bien pire aussi dans la vie et puis si je voulais vraiment pas je le ferais pas quoi. Enfin je dors pas dehors et je pourrais tout à fait m’en sortir autrement quoi. (…). J’aurais pu faire des missions d’intérim le dimanche mais du coup ça veut dire moins de temps pour bosser aussi, moins de chance de réussir mes études, j’ai pas envie de faire ce calcul là non plus. C’est aussi que je vis dans… enfin tu sais je suis vraiment pas à plaindre quoi, mais je vis dans des milieux bourgeois et le problème c’est que tout le monde sort tout le temps, tout le monde va manger je sais pas où et forcément soit tu t’intègres, soit tu t’intègres pas quoi ” (Amaury, 22 ans, escort depuis 3 ans).
Du fait que les ressources tirées de l’activité ne viennent pas combler des besoins essentiels tels que le logement ou l’alimentation, mais sont davantage mobilisées pour participer à la vie sociale et aux futurs réseaux professionnels, il minimise la dépendance à l’activité et réaffirme son choix afin de s’intégrer dans un environnement doté économiquement. Décision avisée, économiquement raisonnée afin de privilégier une carrière sur le long terme, ce rapport au travail du sexe pose la question du libre choix face à des contraintes économiques. En sus des possibles biais de l’enquête dans le recueil de discours, le rejet du stigmate de victime concourt à retrouver peu de témoignages concernant la contrainte et le non-choix de l’activité prostitutionnelle à la lumière de difficultés économiques dans la prostitution masculine. Même pour ceux vivant négativement l’activité, il convient de réinsister sur la convenance plutôt que sur la coercition (7).
Les escorts-boys s’approprient alors les préconceptions prévalentes concernant le statut de victime dans la prostitution féminine. La mobilisation de cette représentation leur offre la possibilité de se démarquer d’une position qui serait perçue comme un manque de choix, tout en leur permettant de relativiser leurs expériences et les réalités qu’ils vivent par rapport à la vision souvent misérabiliste qui entoure leurs homologues féminines. Ainsi, ils mettent à distance le statut de victime en mobilisant le stigmate associé aux femmes prostituées, utilisant une perspective genrée comme rempart pour s’en prémunir. Cela étant, si l’individu se positionne à l’encontre du stigmate de victime en invoquant un choix stratégique, voire une vocation ou un fantasme, il devient discréditable sous l’angle de sa moralité.
2. Se départir des normes sexuelles : ressources communautaires face au stigmate de putain
Les normes morales conduisant aux réactions d’opprobre et de jugements négatifs qui découlent de la mise en jeu de la sexualité à des fins commerciales peuvent être neutralisées par les individus en “condamnant ceux qui condamnent”, permettant un “détournement des sanctions négatives attachées aux violations des normes” (Sykes et Matza 1957 : 668). Le stigmate de putain et les normes régissant la sexualité via l’”évaluation hiérarchique des actes sexuels” (Rubin 2004 : 158) peuvent être rejetés ou remis en question tant du côté des valeurs sur lesquelles ils s’appuient que sur l’hypocrisie et l’injustice du système de désignation qui marquent les travailleurs·euses du sexe. La déconstruction des normes sexuelles provient bien souvent d’un parcours faisant émerger des réflexions du fait de l’orientation érotique des intéressés rencontrés. Pensées comme plus à même d’élaborer une critique des conventions sexuelles du fait de leur orientation érotique, les personnes gays sont considérées par les escorts comme non jugeant face à l’activité économico-sexuelle. Le milieu gay serait de facto en opposition avec la “négativité sexuelle”, c’est-à-dire avec l’idée que l’activité sexuelle serait mauvaise en soi et de manière intrinsèque, seulement rachetée par “le mariage, la reproduction et l’amour” (Rubin 2004 : 156). Deschamps exprime le fait que dans les milieux gays, les représentations sociales encadrant le commerce du sexe sont plus permissives que dans le reste de la société, les homosexuels ne se formalisant pas d’avoir eu des relations sexuelles tarifées, aussi bien du côté du micheton que du tapin (Deschamps 2006 : 114). L’absence de stigmate réfère à toute une histoire des représentations de l’homosexualité insistant sur la porosité des frontières entre les rencontres rémunérées ou non. Les scripts culturels parcourant le monde homosexuel donnent ainsi une place à la prostitution, tant dans les productions littéraires que cinématographiques, représentant bien souvent les gitons en héros magnifiés, porteurs d’un érotisme, capables de donner un visage romantique à la prostitution et la faire entrer dans un univers des possibles fantasmagoriques (Proust, Genet, Cocteau, Fassbinder, Schlesinger, Bruce LaBruce, Bidgood, Téchiné, Almodovar, etc.). Du fait d’une production culturelle où les représentations de l’homosexualité sont rares, les récits évoquant des rencontres monnayées entre hommes sont susceptibles de fonctionner comme des scénarios à forte charge érotique. Loin de souffrir d’une image négative, l’escort pourrait se voir auréolé dans le milieu gay d’une image érotique (8). Enviable et magnifiée, sa beauté présumée lui permettrait de monnayer ses charmes sans que n’y soit associée une réprobation. Le fantasme du garçon de passe génère des scripts érotiques autour de la sexualité marchande, relevés par les intéressés dans notre enquête :
” La sexualité dans le milieu gay est quand même très ouverte quelque part. Et la prostitution, le fait de payer, fait partie du fantasme même chez certains. Payer, faire payer. C’est marrant parce que j’avais un ancien petit copain à qui j’osais pas le dire. Et finalement il m’a croisé sur le site. On a discuté et il m’a demandé comment j’avais fait et lui il rêvait de le faire. Financièrement il en avait pas besoin du tout. Directeur financier dans un gros groupe français. Je pense qu’il l’a pas fait pour ces raisons là… ” (Joseph, 49 ans, escort depuis 6 ans).
Cette plus grande permissivité ou absence de jugements moraux face à la prostitution peut s’expliquer par le caractère historique dans la conceptualisation de l’homosexualité, mais trouve également sa résonnance dans la géographie spatiale des rencontres entre hommes. Associant plaisir sexuel, découverte de soi et argent dit “facile”, dans une fluidité de passage entre sexualité anonyme monnayée ou non monnayée – les espaces de cruising se superposaient aux espaces de rencontres tarifées, logique trouvant son prolongement sur la toile et les applications de rencontre :
” Non. En fait… moi je suis sûr que beaucoup de gays qui sont jeunes et attrayants, on leur a tout proposé. Via grindr ou… Et je suis sûr que plus de la moitié l’ont fait au moins une fois. Parce que des fois y a des propositions, c’est vraiment… Ben est-ce que je peux te sucer pour 100 euros. Ben tous les jeunes étudiants vont dire oui, alors qu’ils sont pas escorts. Déjà parce que ça peut les exciter de faire un truc nouveau, et ça va leur rapporter de l’argent en une demi-heure. Moi je suis sûr que grindr et même gayroméo ça a mis beaucoup de gens dans cette situation-là. Enfin tous les jeunes qui plaisent un minimum. Je suis sûr. Mais moi dans mes amis j’en connais plein, soit qui le font soit qui l’ont fait. Pour rigoler, les gens disent ‘ah j’ai besoin d’argent, j’ai plus d’argent pour cet été, bon ben je vais me prostituer deux semaines, ou je vais accepter les messages que je reçois régulièrement’. Je suis sûr que beaucoup le font. Bon eux par contre l’assument pas du tout et n’ont pas fait de profil ” (Roland, 29 ans, escort depuis 13 ans).
Au-delà de la question de la démocratisation des rapports sexuels tarifés dans le milieu gay, la banalisation de la pratique selon les termes de Roland présente également la vertu d’atténuer le stigmate : tout le monde le fait, mais tout le monde ne l’assume pas. L’appartenance à un groupe social plus large tel que le milieu gay permet ainsi au stigmatisé de trouver une place dans la vie sociale sans être à la marge d’une société où les normes sexuelles dominantes vont à l’encontre de ses pratiques. Ainsi, nombre de témoignages convergent vers l’idée d’un milieu gay bien plus permissif à l’égard de leur activité. En outre, cette spécificité d’une construction identitaire catégorielle juxtaposant les rencontres monnayées et non monnayées permet d’euphémiser la pratique prostitutionnelle en “plan cul avec bénéfices”. Pour les escorts développant cette vision, l’activité peut rentrer dans une narration de parcours sexuel, restant perçue comme une forme de sexualité qui leur est propre. Ainsi, l’escorting s’éloigne de la prostitution ou du travail du sexe pour entrer dans une forme d’exploration de soi, et la rémunération comme argent de poche ou bonus tirés de ces rencontres. Ceci permet également de mettre à distance la souillure face à une sexualité commerciale en la faisant entrer dans une variable de la vie sexuelle entre hommes. Du fait qu’il choisisse ses clients et associe du plaisir sexuel aux rencontres motivées par un désir réciproque, Tristan ne voit pas son activité comme de la prostitution :
[Tristan :]” Je vois pas… même tu vois quand tu m’as contacté j’ai trouvé ça… Ou quand… une assoc m’a contacté, je me suis dit ‘ah mais les autres te voient vraiment comme ça en fait’, alors que moi pas trop tu vois. Et là même par exemple j’ai rencontré un mec avec qui c’est vraiment chouette tu vois ce qu’on fait. Moi ça me plaît vraiment. Enfin il me paye c’est chouette mais il y a autre chose qui se passe. Et même j’ai plus envie de voir que lui maintenant que d’autres personnes tu vois. Et c’est là que je me dis ah peut-être, est-ce qu’il faut que tu te fixes une limite mentale en disant ‘non Tristan tu fais un travail qui…’ et en même temps j’ai pas envie que ce soit un travail tu vois, j’ai pas envie de me considérer comme euh… je suis ça, tu vois. Enfin je suis plusieurs trucs tu vois, c’est juste un truc de bénéfice en plus, du bonus “.
[Thomas Lavergne :] ” Et pourquoi tu dis que tu biaises le truc ? “.
[Tristan :] ” Parce que j’ai l’impression que c’est pas ça. Qu’être escort c’est pas ce que je fais. Puisque dans ma tête je suis pas escort. Alors qu’au final quand tu regardes ben si, cul plus argent égal… Tu vois, mais c’est pourtant pas l’image que je me fais de ce truc-là. Moi je le fais pas… “.
[Thomas Lavergne :] ” Ce serait quoi alors un vrai escort ? “.
[Tristan :] ” Euh…. Ce serait oublier son désir, je pense. Je pense que ce serait ça. S’oublier soi-même dans l’activité ” (Tristan, 28 ans, escort depuis 1 mois).
Dans sa conception, l’échange d’argent contre du sexe deviendrait réellement un échange prostitutionnel lorsque la rémunération vient compenser le manque de volonté et de désir à s’engager dans le rapport. Aussi, pour ceux qui ne voient pas dans l’échange économico-sexuel une forme de travail, l’escorting s’intègre à une forme de sexualité. Cette perception n’est pas l’apanage de l’ensemble des individus rencontrés, pouvant développer une vision véritablement professionnelle comme métier du care, comme travail du corps proche du prolétariat ou encore comme forme de débrouille contextuelle pouvant être mal vécue dans un rapport à la clientèle parfois empreint de dégoût.
Nonobstant, la croyance en une communauté gay permissive à l’égard des rencontres économico-sexuelles n’est tout de même pas partagée par tous les individus rencontrés. Certains pointent du doigt les effets d’une forme d’ “hétéroïsation” du milieu gay ou d’ “homonormativité” (Tissot 2022), forme d’assimilationnisme à une culture dominante hétéronormative à mesure que les droits des minorités sexuelles progressent et que ceux s’en réclamant atteignent une forme de respectabilité. Et de fait, la représentation d’un milieu communautaire refuge face au stigmate de putain trouve ses limites dans le cas de la mise en couple. Le stigmate ressort alors dans les relations affectivo-sexuelles, permettant d’expliquer des allers et retours dans la carrière de certains individus rencontrés. Si Ahmed voit chez les personnes s’identifiant gays une ouverture sur la question, il ne se verrait pas révéler son activité dans le cas d’une mise en couple :
” Je pense que moi je le dirais pas. Enfin pour l’instant je suis célibataire mais si j’étais en couple j’en parlerais pas, parce que ça choque aussi beaucoup en fait. Alors que beaucoup le font, surtout dans le milieu gay, c’est pas un truc caché hein. Mais en réalité je pense beaucoup, si tu veux y a une sorte d’hétéroïsation du monde gay, et ils sont tous ‘ah mon dieu, tu te prostitues, c’est la fin du monde, tu veux pas deux enfants un doberman’, enfin tu vois genre. Ben non en fait non ” (Ahmed, 22 ans, escort depuis 1 an).
C’est surtout dans ses histoires d’amour que Guillaume a été confronté au stigmate. La prostitution, plus qu’une activité ou un métier, est incorporée à l’individu auquel on impute des comportements (ici la simulation et la tricherie), aboutissant au fait que même l’activité arrêtée, le stigmate persiste :
” Enfin là je sors d’une relation de deux ans, à peu près deux ans, alors que j’ai arrêté le tapin pour lui. Alors d’une certaine manière oui le stigmate a opéré parce que j’ai dû arrêter le tapin pour lui. Après c’est pas forcément que pour lui, je pense que moi-même j’étais rentré dans le trip de j’ai envie d’arrêter machin, après je pense pas que j’avais vraiment envie d’arrêter. Mais peut-être de me dire je vais au bout de cette histoire d’amour. Après on rentre dans le truc du couple et donc d’arrêter le tapin. Mais en fait, quand bien même en ayant arrêté, ça restait omniprésent peut-être du fait de mon militantisme, même si je pense que j’étais pas trop… lui me reprochait d’en parler alors que j’en parlais pas… Mais pour lui c’était un truc qui revenait tout le temps, je pense qu’il avait tellement peur que je reprenne le tapin, ou enfin j’en sais rien. Qu’en fait le stigmate il était présent, et même j’ai l’impression qu’il me faisait des reproches qui étaient liés à ça. Mais enfin pas que lui hein. Les fois où j’étais en couple, je pense que les mecs avaient peur que je ne sois pas vrai dans ma sexualité avec eux. Est-ce que j’étais pas en train de performer quelque chose, de jouer un rôle. Il y a des trucs qui passent dans leur tête que je maîtrise pas et qui sont liés au stigmate. Des fois des mecs vont se dire ‘est-ce que tu me traites pas pour un client’ ou des trucs comme ça… qui à ce moment-là te paraissent, enfin t’y penses pas quoi. Dans ma tête c’est clair que c’est pas des clients mais bon ” (Guillaume, 27 ans, escort depuis 7 ans).
Dans son discours, plus qu’un éloignement du stigmate, Guillaume renvoie cette image à l’ensemble de la société. N’étant plus un être “à part”, la pute n’existe que par le stigmate qui la définit. Ainsi, la plupart des acteurs de la prostitution se retrouve dans un positionnement de tension afin d’articuler vie privée et vie professionnelle déviante.
3. Révélation du stigmate dans les parcours de vie
Si les deux parties précédentes peuvent concourir à l’idée d’une absence de stigmate chez les hommes travailleurs du sexe, ou montrer leur maîtrise stratégique des étiquettes infamantes afin de s’en détacher, ce dernier n’en est pourtant pas moins prégnant. Vivant leur activité plus ou moins dans le secret, avec la peur d’être “découverts”, se dévoilant seulement auprès des “bonnes personnes”, craignant la possible pollution de leur vie socio-professionnelle si l’activité venait à être découverte, les tensions et les efforts pour gérer les informations auprès de leur entourage mettent à jour le stigmate que portent les hommes vendant leurs charmes et la déviance que leur comportement subsume. Nous voudrions dans cette dernière partie analyser les relations sociales permises ou empêchées des escorts rencontrés, en lien avec leur activité. Révélant l’existence d’un stigmate chez les hommes qui ne se réduit pas au stigmate de pédé, nous analyserons les réactions d’un dévoilement oscillant entre apitoiement et condamnation comme matérialisant les deux facettes du stigmate mises en évidence en introduction.
Comme étudié par Goffman (1963), le stigmate est porteur d’une information sociale que le stigmatisé peut essayer de “désidentifier” en s’habillant de symboles de prestige. La personne adopte une attitude de “faux-semblant” et entre dans des relations à l’autre empreintes de tensions nécessitant des capacités pour manipuler les informations véhiculées. Les “contacts mixtes” définissent alors les interactions entre “normaux” et stigmatisés, et nécessitent la mise en place de stratégies afin de ne pas faire apparaître la distinction porteuse de discrédit.
Les difficultés et affects générés dans le dévoilement de l’activité peuvent être mis en évidence à travers le parcours de Timothée. Il commence à se prostituer faute d’une embauche dans son domaine professionnel, à la suite d’une formation en sciences et techniques des activités physiques et sportives. Alors en couple, la prostitution s’avère une ressource économique non négligeable exercée en parallèle d’un emploi à mi-temps. Durant toute une première partie de carrière, il vit ses rencontres monnayées dans le secret, ressentant de la honte d’”en être arrivé là”, et ayant le sentiment d’avoir échoué à emprunter une voie plus conventionnelle dans son domaine de formation. L’idée de la prostitution comme ultime recours face à des difficultés économiques est alors mise en avant, bien qu’il s’agisse d’un revenu complémentaire servant surtout à financer des activités de loisirs au sein du couple. Il finit par avouer à son petit ami la provenance des entrées d’argent dont ce dernier questionne l’origine. Cette confession le place dans une situation d’embarras, de honte et de culpabilité. Culpabilité de lui avoir menti par omission, honte d’avoir recours à la commercialisation de sa sexualité pour subvenir à ses besoins.
[Timothée :] ” Pour moi c’était au début vraiment temporaire. Au départ je le cachais à mon mec, et après, au fur et à mesure… Ben en fait j’utilisais cet argent pour nous payer des à-côtés, ou des activités qu’on faisait. Et à force de voir des 50 euros, 50 euros, 50 euros, il m’a posé la question et à partir de ce moment-là je lui ai dit. Mais j’étais plutôt dans un état où je lui ai dit en pleurant en fait. Parce qu’au début je ne l’acceptais pas, enfin que j’en sois arrivé à ce stade là pour… pour pouvoir avoir de l’argent quoi. Parce que j’en étais pas fier. J’étais pas fier de faire ce genre de truc. Du fait de lui avoir caché et le fait ouais, d’en être arrivé là “.
[Thomas Lavergne :] ” C’est toujours le cas ? “
[Timothée :] ” Je dirais pas ça aujourd’hui parce que aujourd’hui comme j’ai moins de tabou. Enfin ça reste toujours un sujet tabou, on en parle pas mais il est au courant. Donc de ce côté-là j’ai moins de remords, enfin de culpabilité, mais non, j’ai moins ce sentiment-là ” (Timothée, 25 ans, escort depuis 2 ans).
La culpabilité et la honte évoquées par Timothée renseignent sur l’intériorisation de la déviance d’un comportement en amont de tout étiquetage social, les sentiments permettant de révéler la conscience d’un acte non-conforme. En ce sens, la notion de “déviant secret” (Becker 1985) semble pertinente pour comprendre la tension vécue par les individus conscients de leur potentiel étiquetage si l’activité venait à être découverte, et ramène à la différenciation opérée entre discrédité et discréditable (Goffman 1963). Allant dans ce sens, la théorie de l’étiquetage modifiée de Link (1987) intègre la notion d’auto-étiquetage, insistant sur l’intériorisation d’une image négative du stigmate avant même d’avoir été l’objet d’un étiquetage social. Aussi, l’individu initiant une carrière déviante s’attend à être rejeté avant même toute découverte de la contravention aux normes par l’entourage. L’auto-étiquetage se présente comme une “attente de rejet”, s’appliquant à eux-mêmes des conceptions dépréciatives reflétant les représentations sociales de la prostitution. En ce sens, les sentiments renseignent sur les croyances axiologiques des individus. Jean-Hugues Déchaux présuppose ainsi un lien intrinsèque entre normes et affects, les émotions comportant une dimension intentionnelle et cognitive en raison de leur contenu évaluatif (Déchaux 2015). Les émotions, puisqu’elles renseignent sur un monde de valeurs, sont au cœur du “pouvoir d’imposition de la norme”. Sophie Roche présente alors le sentiment de honte comme rattaché à une rhétorique interne :
“La honte suppose une évaluation négative de soi qui résulte de la conscience d’avoir transgressé une règle, d’être en échec ou de croire qu’il y a en soi quelque chose de fondamentalement mauvais ou problématique (Tangney et Dearing, 2002). Elle est décrite comme une émotion négative intense qui peut entraîner des sentiments d’infériorité et d’impuissance. Le sentiment de honte est marqué par des jugements et des critiques sévères envers soi, des réprimandes concernant ses actions, par des distorsions de la réalité et par des croyances négatives sur soi. La culpabilité est aussi liée au sentiment d’avoir transgressé une règle mais elle implique une évaluation négative d’un comportement spécifique (Tangney et Dearing, 2002 ; Lewis, 1971). C’est une expérience caractérisée par des remords et des regrets ainsi que par le désir de soulager la douleur émotive par des actions réparatrices ” (Roche 2017 : 48).
La distinction opérée par Roche est parfaitement illustrée par l’exemple de Timothée. La honte ressentie provient de la sensation d’un échec professionnel et financier, de recourir à la prostitution comme forme de déclassement, et qui découle donc d’une croyance selon laquelle le commerce du sexe serait réservé à des personnes n’ayant pas les capacités de subvenir autrement à leurs besoins, une activité “faute de mieux”, ne nécessitant ni savoir-faire ni compétence. La culpabilité ressentie est davantage liée au fait d’avoir menti à son partenaire, sous-tendue par une exigence morale d’honnêteté dans le couple, et qui disparaît après une forme de réparation et de changement.
À travers les sentiments et affects évoqués par les personnes rencontrées, nous pouvons voir ce que ces derniers internalisent comme normes au regard des sexualités. Ce sur quoi porte le discrédit varie d’un individu à un autre, voire combine différentes dimensions en fonction de leur conception de ce à quoi la prostitution contrevient et au regard des deux formes du stigmate mis en évidence. Pour Joseph, s’étant lancé dans la prostitution afin de sauver son entreprise en faillite, la difficulté à assumer aux yeux de son entourage provient de la honte entourant le fait d’admettre un échec professionnel, couplé à une forme de dissidence sexuelle :
[Joseph :] ” Je pense qu’il y a quand même toujours cette difficulté de se positionner comme ça, comme un métier ou un travail, ça reste quelque chose de quelque part illégal, mal vu. Je me suis posé la question parce qu’on m’a demandé de témoigner à visage découvert pour un documentaire mais ça suppose que j’aille voir mes amis et que je dise voilà je fais ça aussi. Quelque part c’est moi qui suis pas prêt. Mes amis, de la même façon que je leur ai dit y a 30 ans que j’étais gay, ils l’ont accepté. Si je disais aujourd’hui je fais de l’escorting, enfin ouais de la prostitution, je suis pas sûr de vouloir donner cette image, donc quelque part c’est moi qui ne l’accepte pas “.
[Thomas Levergne :] ” Quelle image ça donne ? “.
[Joseph :] ” Dans mon cas c’est accepté, enfin si je l’ai fait il y a six ans c’est que financièrement j’en avais besoin, et c’est admettre un échec professionnel sur ce que j’étais en train de faire. C’est pas forcément une image que j’ai envie de donner. Donc voilà c’est les limites du truc, ça reste clandestin. Mais quelque part c’est un peu la même difficulté que dire à ses amis hétéros que sexuellement, oui, tu niques souvent avec plein de partenaires différents. C’est pas forcément dans la norme sociale ” (Joseph, 49 ans, escort depuis 6 ans).
Le parallélisme entre “coming out” d’une sexualité gay et exercice prostitutionnel renvoie bien aux normes encadrant la sexualité plus qu’au déclassement d’une position victimaire. La comparaison avec l’homosexualité suppose que les pratiques sexuelles ont une forte répercussion sur la perception identitaire, comme forme de dévoilement d’une part de soi à même de faire changer la perception de l’entourage. Nous retrouvons dans ce discours les deux facettes du stigmate mises en évidence, à la fois la question de la précarité économique et l’image miséreuse d’une prostitution comme ultime choix, renvoyant dans son cas à un échec professionnel, mais aussi le fait de contrevenir aux normes entourant la sexualité.
Pour autant, nombre d’escorts s’opposent aux normes prescrites en matière sexuelle et entretiennent un autre système de valeur quant à la sexualité, une autre image de la prostitution que celle décriée. Pour des individus ne percevant pas l’échange économico-sexuel comme une activité réservée aux personnes miséreuses, mais comme un travail digne, la honte ne sera pas ressentie. Cela étant, si l’individu ne ressent pas de honte, celle-ci peut se trouver dans le regard des personnes qui découvriraient le “commerce honteux” (Jovelin 2011). Les réactions de l’entourage sont alors également dépendantes de la vision entretenue autour du commerce de la sexualité et peuvent révéler une inadéquation entre la stéréotypisation, entendue comme les “croyances culturelles dominantes qui lient les personnes étiquetées à des caractéristiques indésirables” (Link et Phelan 2001) et la motivation ou la vision entretenues par l’acteur autour de sa pratique. Peut surgir l’incompréhension de l’entourage, d’autant plus grande lorsque la représentation victimaire de l’activité est convoquée comme ultime recours, alors même que l’escort ne pratique pas par contrainte économique mais comme choix rationnel et stratégique. Le sentiment de pitié entretenu par des proches les poussant à vouloir les “faire sortir” de ce milieu dans lequel ils seraient tombés est d’autant plus mal vécu que, comme nous l’avons vu, l’image miséreuse à laquelle elle renvoie est celle dont les escorts tentent de se désidentifier. Prendre plaisir à l’exercice de l’escorting, le considérer comme un métier social digne de valorisation tout en étant conscient que cette vision n’est pas partagée par l’ensemble de la société pousse alors à maintenir l’activité cachée pour éviter le jugement. C’est ce que suppose Roland, qui perçoit sa pratique prostitutionnelle comme une activité noble d’aide à la personne. Bien qu’il présente son activité avec fierté comme reposant sur une éthique du care, de métier de service compassionnel prolongeant son activité dans le médico-social, il tente d’éviter le dévoilement de son activité :
” Et puis les gens ils comprendraient pas parce que je fais ça de manière… à côté. Ils comprendraient pas. ‘T’as pas le besoin, pourquoi tu fais ça…’. Moi je trouve ça… quand les gens très très proches sont au courant, du coup comme ils me connaissent bien et qu’on a le temps de parler je leur explique tout. Du coup les trois quarts comprennent et trouvent ça plutôt bien. Mais les amis plus périphériques, avec qui je vais pas m’étaler sur le sujet, eux du coup mettront leur représentation, direct, et là je pense que ce serait plutôt de l’incompréhension, de la honte, et voilà. (…) En fait bon ça les étonnerait beaucoup, parce qu’ils ne me voient pas faire ça, et je pense que la plupart ouais ils auraient honte, enfin honte pour moi, et c’est un sujet qui les dérangerait ” (Roland, 29 ans, escort depuis 13 ans).
Le fait qu’il exerce sans contrainte économique génère de l’incompréhension aux yeux des amis plus ou moins proches, dans une perspective oscillante entre misère et dégradation, dans tous les cas en opposition à sa vision d’entraide et de soins apportés à la clientèle. La lecture de l’activité en stigmate de putain ou de victime rend difficile le placement aux yeux des “normaux” n’ayant pas déconstruit les normes sous-jacentes au stigmate. Soit l’activité provient d’un besoin de subsistance, auquel cas les personnes peuvent exprimer une forme de pitié compréhensive (stigmate de victime) – soit l’activité est renvoyée au versant immoral d’une sexualité hors normes, pouvant générer la honte (stigmate de putain).
La honte et le dégoût interviennent lorsque les individus retiennent le versant immoral et dégradant du commerce du sexe, pouvant pousser au rejet du proche. Ces réactions de l’entourage peuvent être très lourdes de conséquences, notamment lorsque la personne exerçant la prostitution estime mériter le traitement qu’il subit, internalisant le stigmate qui lui est renvoyé. Le parcours de Franck montre le poids du stigmate sur sa perception de l’activité rejaillissant sur son identité personnelle. Il commence à travailler en tant qu’escort après que la visualisation de vidéos pornographiques éveille chez lui un fantasme en la matière. Cependant, dans une seconde phase, est associée à la pratique une forme de souillure et de déshonneur, fruit d’évènements récents ayant abouti à une forme d’auto-dévalorisation. Durant quatre mois, il entretient une relation de couple avec un autre escort. Ce dernier va, à la suite de leur rupture, informer les proches ami·e·s de Franck de sa pratique. Déchéance du statut qui prévalait avant la découverte et contamination de son identité sociale aboutissent à l’ostracisme de son groupe, amenant à des auto-critiques sévères :
[Franck :] ” Moi je pense que c’est plutôt ce qui me dérange c’est le regard des autres. C’est comment c’est perçu en fait. La chose qui m’a fait mal c’est qu’en fait mon ex a raconté à mes amis que je faisais ça. Et le problème en fait c’est que mes amis ça a pété et ils m’ont fait la gueule. Donc pour ça je lui en veux et… Parce que moi raconter ma vie, déjà je suis très personnel sur ma vie en général. Ma mère elle s’en doute mais elle sait pas. Je lui ai pas dit que j’étais entre guillemets homosexuel. J’ai pas fait mon coming out, mais ma mère elle s’en doute un petit peu. Parce que la plupart du temps quand je lui dis voilà, je sors avec des potes et tout, j’ai jamais dit que je voyais des filles et autres. Voilà. Mais… “.
[Thomas Lavergne :] ” Et du coup ils ont mal réagi parce qu’ils ont une vision très stigmatisante de l’activité ? “.
[Franck :] ” Ben oui. En fait ils me voyaient pas comme ça. C’est ça aussi. (…) Du coup en fait, ben pour moi ça a été presque 6 mois de… de souffrance. Parce que quand t’as des potes avec qui tu les vois le plus souvent possible, et que là ils te disent ‘ah ben non désolé on te voit plus, je comprends pas pourquoi t’as fait ça’, et ils te disent même pas la raison en fait. Et après j’ai compris pourquoi ” (Franck, 24 ans, escort depuis 4 ans).
Le caractère déviant de son comportement prend tout son sens lorsqu’il devient étiqueté comme tel par son entourage. Le dévoilement de l’activité nuit ainsi aux relations établies en amont, polluant ses relations sociales préexistantes et celles qu’il forgera à l’avenir, nuisance à sa réputation qui aboutit au fait que le stigmate soit internalisé et qu’il doive aujourd’hui redoubler d’effort pour le dissimuler ou y porter remède.
Cela étant, les techniques de faux-semblant peuvent être abandonnées à partir du moment où le déviant “parvient à s’accepter et à se respecter tel qu’il est”, ce que Goffman nomme l’étape de la maturité (Goffman 1963). En outre, il se peut que l’individu dont l’activité est porteuse de stigmate puisse ne pas être pris entre deux attachements (au monde conventionnel et à la “sous-culture déviante”), étant déjà dans une posture critique des normes sexuelles en amont de son entrée en carrière. L’éthique et les valeurs de l’individu autour des questions sexuelles ne vont pas poser d’interférence dans sa conduite, ce dernier pouvant en tirer une forme de fierté et l’associer à des valeurs positives et nobles. Mais c’est également dans l’installation dans la pratique, au long d’un parcours, que l’on peut observer un mouvement dans l’acceptation d’une pratique pouvant certes être porteuse de discrédit, mais assumée quitte à être en opposition avec les valeurs morales dominantes et certains membres de son cercle social. En ce sens, les individus ayant déjà eu un parcours de dévoilement du fait de leur orientation érotique peuvent mobiliser des stratégies acquises, permettant d’expliquer les comparaisons souvent établies avec l’homosexualité. Depuis les ruptures, la honte ou la culpabilité des débuts de s’adonner à une pratique perçue comme immorale, peut apparaître un glissement progressif dans la perception de l’activité aboutissant à ce qu’elle ne contrevienne plus aux codes moraux prescrits et internalisés. Ce mouvement se fait par des interactions répétées avec d’autres individus partageant un certain nombre de valeurs en opposition au monde conventionnel, que l’individu va, par touches, faire siennes. Le contrôle de l’information disparaît dès lors qu’ils évoluent au sein d’un milieu n’ayant pas les mêmes formes de normes morales, que les peurs et les craintes de la découverte paraissent excessives ou injustifiées du fait d’interactions avec des personnes n’opposant pas de jugement face à leurs comportements, ou qu’ils acquièrent la conviction qu’ils ne contreviennent pas à un ensemble de règles et d’interdits. Le stigmate n’est plus opérant dès lors que l’individu s’extrait des stéréotypes en vigueur autour de la prostitution, celui de putain comme celui de victime, ce que Becker nomme “neutraliser sa sensibilité” au stéréotype en “adoptant une autre interprétation de sa pratique”, sachant que s’il n’accomplit pas cette neutralisation, “il se condamnera lui-même, à l’instar de la plupart des membres de la société, comme déviant en marge de cette société” (Becker 1985 : 97).
Conclusion
Dans cet article, nous avons vu que le stigmate associé à la prostitution ne se réduit pas à une seule représentation négative, mais varie entre les perceptions de “putain immorale” et de “victime en échec”, sa formation étant ancrée dans les normes de genre et de sexualités. Par conséquent, nous nous sommes interrogés sur la prégnance d’un stigmate parmi les hommes qui ont des relations sexuelles tarifées avec d’autres hommes, face à des assertions postulant de son absence. Nous avons observé comment les escort-boys gèrent les informations concernant leur activité, les appréhensions qu’ils ressentent et les jugements auxquels ils sont confrontés. Le poids du stigmate entourant la prostitution a un impact significatif sur la vie des professionnels qui restent discréditables ou discrédités, imposant parfois le poids d’une double vie, des réactions de rejet, d’opprobre ou de pitié. Selon les différentes visions entretenues de l’escorting et ce que l’individu retient de chacune des facettes du stigmate, il peut ne pas se sentir potentiellement discrédité autour des mêmes enjeux. Il n’est pas indispensable qu’un comportement ait été étiqueté déviant par le groupe social pour que l’individu contrevenant aux règles intériorisées vive avec acuité les sentiments s’y rattachant. La rationalisation des mouvements affectifs nous renseigne alors autant sur les normes que les individus estiment transgresser que sur les croyances axiologiques qui donnent sens à leurs actions dans un contexte donné.
Cependant, même si les hommes prostitués ne sont pas exempts du stigmate inhérent à l’exercice de la sexualité commerciale, ils sont plus enclins à élaborer des stratégies visant à s’en distancer, en raison de l’influence des normes de genre et de sexualités qui contribuent à sa formation. En ce qui concerne l’immoralité, nous avons pu apercevoir le travail identitaire d’acceptation d’un comportement jugé déviant comme entrant en jeu dans l’identité subjective, et la reconnaissance auprès des autres de cette identité. L’expérience prostitutionnelle peut alors être rapprochée de celle de l’homosexualité (difficulté d’accepter une identité minorisée, de vivre les interactions sexuelles de manière clandestine et de ne se dévoiler qu’avec les bonnes personnes) permettant aux escorts s’identifiant gays de puiser des ressources dans leur vécu afin de déminer les conceptions morales à l’encontre du sexuel. L’idée d’être perçu comme victime dans le domaine sexuel s’accorde mal avec leur construction identitaire basée sur le genre et apparaît comme le stigmate auquel ils cherchent le plus à échapper. Alors que de nombreux individus admettent éprouver des difficultés dans leur activité, ils refusent catégoriquement d’accepter le statut de victime et rejettent tout sentiment de pitié qui pourrait leur être associé. Au contraire, ils renvoient généralement l’image de la victime et les répercussions négatives de leur travail vers les femmes prostituées, adoptant ainsi des conceptions empreintes de misérabilisme à leur égard. Se faisant, ils établissent des frontières symboliques en utilisant cette comparaison et parviennent ainsi à s’écarter de toute étiquette défavorable allant en ce sens.
Ainsi, si le stigmate est bien présent parmi les hommes prostitués, nous avons pu mettre en exergue les spécificités de son maniement et les ressources dont ils sont armés du fait de leurs expériences dissidentes face au dispositif de genre et de sexualité. Ressources communautaires dans un milieu où les normes sexuelles diffèrent et expériences mobilisables d’une “carrière déviante” du fait de leur orientation érotique. Ressources du fait des stéréotypes de genre permettant de mettre à distance le statut de victime grâce à leur assignation sexuée, se déployant à différents niveaux, aussi bien pragmatiques qu’idéologiques. Il convient alors de prendre en compte ces différents éléments afin de distinguer au mieux ce qui est de l’ordre des modalités de détachement du stigmate, des techniques de neutralisation des normes ou des systèmes de “justification” de la déviance (Becker 1985: 52), afin d’éviter de supposer une absence de stigmate dans un contexte complexe tenant compte des spécificités liées au genre.
Notes
1. Pour exemple, on retrouve la question des hommes prostitués dans le rapport d’information de l’Assemblée Nationale de 2011 : “Sans logement, sans couverture sociale, coupés de leur famille, ascolaires, ces mineurs sont plongés dans un profond isolement social et affectif. (…) La prostitution masculine des mineurs et des jeunes majeurs a ceci de particulier qu’elle est essentiellement homosexuelle. Aussi, l’entrée dans la prostitution de jeunes hommes est-elle fréquemment liée à la non-acceptation de leur orientation sexuelle par leur famille, qu’ils soient homosexuels ou transgenres” (Geoffroy 2011 : 61).
2. “La honte de la femme est l’honneur de l’homme” (Pheterson 2001 : 111).
3. La prise en compte des hommes victimes s’accompagne alors le plus souvent d’une forme de féminisation de leur statut – et à l’inverse, d’une masculinisation des femmes coupables dans les discours médiatiques et juridiques soulevés par Houel et autres (2003), que nous pouvons retrouver dans les discours abolitionnistes incluant les hommes prostitués en parlant d’ “êtres féminisés”.
4. La majorité des individus rencontrés sont français, trois sont originaires d’un pays membre de l’UE et trois sont étrangers extra-européens. La moyenne d’âge des répondants est de 27 ans, le plus jeune ayant 19 ans et le plus âgé 49. Deux personnes rencontrées se définissent comme bisexuels, une personne comme hétérosexuel, une personne comme pansexuel, quand les autres s’identifient comme gays. Douze d’entre eux étaient en couple au moment où se sont déroulés les entretiens. Nous avons rencontré des personnes ayant commencé l’escorting depuis un mois pour le plus récent, quand d’autres ont commencé l’activité 15 ans auparavant, l’ancienneté moyenne étant de quatre ans. Parmi les individus rencontrés, sept d’entre eux exercent l’escorting comme activité principale quand un a arrêté un an avant notre rencontre, quatorze exercent l’activité en parallèle de leurs études, trois viennent de terminer leur cursus et sont à la recherche d’un emploi dans leur domaine, un touche le chômage et quatorze exercent un autre emploi en parallèle dans des secteurs divers (communication, médico-social, BTP, chef d’entreprise, etc.).
5. Allant à l’encontre de cette vision, certaines recherches sur la prostitution hétérosexuelle s’intéressant aussi bien aux clients qu’aux travailleuses du sexe ont montré une tendance à la recherche de rencontres basées sur l’authenticité, conçues sur la base d’une réciprocité sensuelle et une connexion émotionnelle (Bernstein 2009, Clouet 2008 et Bigot 2009).
6. Cette manière de sélectionner les clients n’est toutefois pas univoque, notre enquête ayant mis en avant des mécanismes de sélection moins tranchés, notamment dans des parcours où la dépendance financière à l’activité laisse une moindre possibilité aux filtres envisagés.
7. Ici, les difficultés pourtant nombreuses restent esquissées à bas bruit. Pour autant, ces modalités ne sont pas propres à la prostitution masculine mais bien au stigmate entourant l’activité. Pour ne pas que le statut de ceux et celles qui opèrent l’activité soit davantage dégradé, ils se doivent de ne pas condamner leur gagne-pain. Ceci avait été mis en lumière par Catherine Deschamps : “Dans la même logique, celles qui sont appelées ‘les pleureuses’ – les hommes ou les femmes qui critiquent eux-mêmes leur activité – sont déconsidérés : en refusant de faire de leur corps une arme et un moyen d’expression par-delà une activité commerciale, en signifiant ainsi que le corps leur fait mal, elles n’inversent pas le stigmate de putain ; mais elles risquent que leur plainte soit entendue par la société du dehors et que les détracteurs de la prostitution s’en trouvent renforcés” (Deschamps 2006 : 107).
8. Pour exemple, dans le numéro 14 consacré à la prostitution masculine de la revue Pref magazine, mensuel gay, Mike Yve écrit : “Un peu voyou, borderline en ce qui concerne le statut plus ou moins légal de son activité commerciale, préoccupé de son corps et de ses performances sexuelles, volontiers consommateur de substances dopantes, mais farouchement indépendant, l’escort-boy est entré dans le catalogue des fantasmes gays. Plus globalement, la production cinématographique à coloration gay/queer des dix dernières années a renforcé le fantasme gay du garçon qui vend ses charmes. Le sexworker, qu’il soit tapin ou escort-boy, est un fantasme gay au même titre que les hommes en uniforme, les beurs et autres canailles à belles gueules”.
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